Suite de texte...
J’avais découvert cet hôtel par hasard, un jour de pluie, en automne. Il paraissait pouvoir abriter les bonheurs les plus insensés, protéger un peu de la vie ordinaire. Tout à l’heure j’y suis rentrée seule, prétendant m’appeler Roslyn Taber sans que la femme à l’accueil parût surprise. Je suis montée jusqu’à la chambre 11. J’ai ouvert la fenêtre, pris une douche, bu un verre d’eau et suis ressortie en remarquant le piano dans le hall d’entrée, avec un énorme bouquet de roses posé dessus.
Dehors, la lumière était crue, le soleil encore haut. J’ai marché, longtemps, d’une rue à une autre. J’ai marché sans but, avec cette image de rouge sur fond noir à peine entrevue à l’hôtel. J’ai mimé ce pas décidé qui se veut rempart contre toute approche et que chaque femme apprend d’instinct. Mon allure me protégeait mais de quoi ? Je n’avais pas peur. Je n’avais plus peur. J’étais partie.
Pourtant, je ne voyais rien de ce qui défilait autour de moi. Je ne percevais qu’une rumeur cacophonique : bruits de voiture, voix étrangères, rires éclipsés par une salsa techno déversée sur une terrasse surpeuplée. Je ne voyais qu’une bande multicolore où dominait l’ocre des murs et le blanc d’un ciel écrasé par le soleil.
Je n’avais pas peur. J’avais chaud. Je n’aurais jamais imaginé près d’un an plus tôt, en visitant cette ville par un dimanche d’automne qu’il pût y faire si chaud. L’effet de la douche s’était évanoui dés les cinq premières minutes de marche. Et je sentais le chemin tracé entre mes deux omoplates par ce ruissellement de la sueur qui n’avait cessé de m’accompagner depuis le passage de la frontière espagnole.
C’est alors que je la vis. Maintenue en une gracieuse lévitation grâce à des fils de nylon, pareille à la parure d’une diva d’opérette, la tache rouge sur fond noir aperçue à l’hôtel s’était transmuée en robe de coton dans la vitrine d’une boutique de confection pour femme.
Etait-ce l’effet de la chaleur ? De la fatigue ? Un improbable coup de vent ? Pendant un bref instant, la cotonnade écarlate sembla prendre vie. Je vis les fines bretelles soulignant les épaules dénudées d’une danseuse imaginaire se plier aux mouvements exigeants des bras et des mains, les volants accompagner sauts et lancements de jambes au rythme syncopé d’une guitare. Dans un assaut final , l’hallucination me fit entrevoir une envolée de roses retombant dur l’échine ployée de la danseuse. Des vendeuses pleines d’imagination avaient épinglé des fleurs synthétiques contre la paroi intérieure de la vitrine.
Je souris. J’avais trouvé ce qu’il me fallait.
Entrant dans la boutique, je désignai mon choix à une vendeuse affable qui décrocha la robe avec un soin expert ; puis je m’enfermai dans une cabine. Je laissai tomber à mes pieds jean et t-shirt informes. J’étais nue devant ces miroirs qui font les hanches et la taille fines. Nue et blanche.
Roslyn Taber. Tel serait donc désormais mon nom. Je souris à nouveau, fière de ma découverte.
Je pressai contre moi l’étoffe écarlate. Roslyn Taber porterait des robes de femme. Roslyn Taber inaugurait une nouvelle vie. Loin. Loin du marasme et du gris. A mille sept cent kilomètres de lui.